Le soleil se levait à l’ouest doucement.
Tout aurait pu être délicatesse, tendresse, beauté en ce matin. Mais l’écrasante chaleur altérait déjà les téméraires qui osaient fouler le sol des Plaines Rocailleuses. Ces hommes, armés jusqu’aux dents, se faufilaient entre les rochers crénelés. Ils présentaient à cette nature désertique leurs faciès patibulaires qui n’encourageaient personne à les aborder. Aux aguets, ils s’installèrent devant un énorme écueil assoiffé qui se dressait à sept mètres de hauteur. Taillé par le vent en forme de flèche, le roc étirait sur eux une ombre mystérieuse.
Pas de doute, ils étaient arrivés au terme de leur voyage. Ils avaient tué, massacré, volé, torturé pour aboutir à cet emplacement. Leur quête touchait à sa fin.
L’un d’entre eux, celui qui possédait le plus gros nez, déplia un parchemin à même le sol caillouteux et rougeâtre. Le manuscrit était rempli de runes aux courbures exotiques. Le lisant, Gros Nez se mit à baragouiner un dialecte perdu depuis des générations.
Ses compagnons trépignaient sur place, car rien ne semblait réagir aux incantations proférées par le magicien.
L’énervement dû à l’impatience monta.
Ils étaient six malotrus. Un nombre pair. Celui qui les observait de loin aimait les nombres pairs.
Il se cachait. Il ne devait pas se faire voir. Pas maintenant. Pas avant que les autres ne trouvent l’objet convoité.
Gros Nez changea de formule. Sa voix se répercutait sur l’ensemble des rochers qui formait presque un labyrinthe pour ceux qui n’avaient jamais mis les pieds dans les Plaines Rocailleuses. Les mots proférés par Gros Nez n’avait aucun sens pour les profanes. Cependant tous ces compagnons l’écoutaient avec impatience, voulant déceler dans ses paroles incompréhensibles l’avénement d’un miracle.
« Alors ! » jura un homme dont le torse était aussi gonflé qu’un bulae, ce bovidé de Riyal. L’homme portait le doux nom de Bovin
Gros Nez se tourna vers son interlocuteur en haussant les épaules.
« Je ne comprends pas », dit-il.
« J’applique à la lettre toutes les directives. C’est incompréhensible ! »
« T’es inutile, Gros Nez »
« Je t’interdis de dire ça, Bovin ! » riposta l’intéressé. « Un mot de moi et je te transforme en... en... »
Gros Nez perdit la tête. Dans le sens littéral du terme. Son crâne, soudainement séparé de son cou, percuta les pierres rugueuses, fuguant loin de son corps. Cinq ! Un nombre impair. Celui qui les observait de loin aimait aussi les nombres impairs. Il n’était pas un gars difficile.
« Bovin ! » rouspéta une femme à la tenue velouteuse brodée de soie noire provenant des Tribus Libres.
On aurait dit qu’elle sortait d’une soirée mondaine. Ces gestes étaient gracieux, posés alors que sa voix était aussi coupante qu’une lame terriblement aiguisée.
« Il... » tenta de se défendre Bovin en cachant sa hache parsemée de sang derrière son dos.
« C’est que Gros Nez me tapait sur le système. Depuis le début, il n’a pas été foutu de conclure un sort qui fonctionne. Tu sais, Élégante, je suis sûr que d’avoir volé ce manuscrit au Bloc université d’Esphir était une véritable perte de temps ».
« Comment ? » siffla Élégante qui détestait être désignée par son prénom.
Bovin s’excusa.
« Pardon, pardon, cheffe. »
On aurait dit un grand gamin bêta.
« C’était tout de même grâce à Gros Nez que nous avons découvert l’emplacement de ce rocher », intervenait un individu portant une perruque hirsute en poil de quamparas et qui chargeait et déchargeait continuellement son arbalète d’un carreau.
« Je suis d’accord avec Clairsemé », déclara l’assassin de la troupe ; un homme aux muscles secs et à la hanche ornée d’un fleuret à la garde ouvragée.
« Et puis, quand on doit tuer un membre du groupe, il serait plus sympa de voter quand même. Un : pour la sentence. Deux : pour le bourreau. Je veux juste rappeler à cette assemblée que je suis le meurtrier de cette bande ! »
« T’es de toute façon pas au niveau des Baisers-double, Vif » dénigra Bovin.
« Ah... tout de suite, si tu vas chercher dans le gratin du métier ! »
« Suffit, vous deux ! » coupa Élégante faisant à nouveau preuve d’autorité.
« Nous allons devoir improviser ». L’improvisation, ça l’espion, qui les observait, il connaissait ! Il improvisait jour et nuit !
« Et si l’on actionnait tout simplement cette manette dissimulée dans la roche ? » demanda le dernier individu de la troupe.
Tous se tournèrent vers une superbe femme aux cheveux noirs et aux yeux pétillants.
« De quoi parles-tu, L’escogriffe ? Interrogea Élégante.
« De ça, cheffe ! », répondit la voleuse en montrant d’une main gantée une sorte de pieu figé verticalement dans le rocher.
« Ça serait si simple... »
« À toi de jouer, L’escogriffe. » Encouragea l’assassin.
« Il en est hors de question », se défendit la voleuse. C’est surement truffé de pièges ».
« Ah, ça, c’est certain » renifla Clairsemé en armant son arbalète.
« Mais c’est ton boulot d’ouvrir les portes... »
« Mon boulot... mon boulot... c’était plutôt celui de Gros Nez. Et puis, j’aime bien l’idée du vote », se dédouana L’escogriffe.
« Non », se rebella Bovin.
« On ne vote pas ! Vous allez encore me désigner ! C’est à chaque fois la même chose ! »
« Bon alors, que faisons-nous », pressa Clairsemé.
« On va cuire dans très peu de temps. Il ne fait pas aussi chaud que dans l’Océan des Sables mais assez pour mijoter à l’intérieur de nos vêtements. »
De grosses gouttes de sueur s’échappaient de sa perruque à la mise de travers.
« Et puis, notre commanditaire de Mellor-an ne va pas attendre patiemment au camp très longtemps. Il va falloir que nous nous bougions le cul. »
Allongé en haut de son monticule, celui qui les avait filochés pendant un moment puis surveillés toute la nuit ne pouvait pas contredire l’homme à l’arbalète. Il avait déjà eu à faire à cet agent de Mellor-an. Et il le détestait. D’ailleurs... il détestait tous les envoyés de ce Nouvel Ordre avec leurs idées dictatoriales. Car au-delà de leurs forces militaires, le régime qu’il voulait imposer à tout le continent de Milia était plus que perfide.
Je hais ces gars-là, disait-il souvent quand il croisait un soldat melloranien.
« Et si l’on faisait un tirage au sort ? » proposa Élégante.
« Il n’y a rien de plus équitable ! »
Tous sont d’accord. Leur cheffe avait des idées toujours surprenantes !
« Voici comment nous allons procéder », expliqua Élégante : Nous allons tous annoncer un chiffre entre un et dix. Celui qui tombe sur le mauvais chiffre tire ce levier. Je commence... »
Élégante donne l’impression de réfléchir puis déclare :
« Cinq ».
Un silence puis Élégante soupira d’aise en disant :
« C’est bon... Je ne suis pas tombé sur le mauvais chiffre ».
Tous hochèrent la tête, sauf Bovin, qui froissa son monosourcil.
Quelque chose lui échappait. C’était au tour de L’escogriffe.
« Cinq », tenta-t-il à son tour.
« Parfait », répondit Élégante.
« À toi, Vif »
« Cinq », déclara l’assassin.
« Parfait ».
« Cinq », lâcha Clairsemé en montrant indirectement son arbalète comme une menace cachée.
« Parfait ».
Restait Bovin.
Il regarda tour à tour ses compagnons :
« Cinq ».
« Ah non », déclara théâtralement Élégante.
« C’est pas de bol... », soupira Vif.
« Mais... » tenta de comprendre Bovin.
« Les autres... »
« C’est pourtant bien connu », informa Clairsemé.
« Ne jamais dire cinq fois le chiffre cinq. Mais où avais-tu la tête ? »
« Bah... »
« Allez, on peut pas lutter contre le hasard », s’avança L’escogriffe en faisant place à Bovin.
« Le levier est à toi ».
Endossant la responsabilité qui pesait sur ses épaules, Bovin se soumettait à la fatalité qui l’attendait. Il attacha sa monstrueuse hache sur son dos musclé et boucla la lanière de son casque ornée de plusieurs cornes élimées de bulae à son menton.
Ses partenaires d’aventures reculèrent d’un pas.
« Au cas où il y aurait des géants des Rocailles derrière cette porte. Je recule pour mieux tirer », se justifia Clairsemé.
« Et les autres ? »
« Pour aider Clairsemé à bien viser », mentit Vif.
« Au cas où sa perruque lui tomberait devant les yeux. »
« Et pour ne pas en prendre plein la tronche », déclara plus franchement L’escogriffe.
Bovin savait qu’il n’avait pas le choix. Autant y aller sans plus attendre. Poussant du pied la tête de Gros Nez qui trainait, il s’essuya les paumes de ses mains sur son pantalon, afin d’agripper la manette pour la faire basculer.
Bovin ne fut pas scalpé. Il ne fut pas non plus transpercé par des flèches qui se seraient libérées d’orifices camouflés. Et encore moins aspiré par une trappe qui aurait dérobé le sol à ses pieds pour le précipiter vers des pieux taillés en pointe.
Rien de tout cela.
Une porte s’ouvrit simplement face à lui.
Là encore, il y’a eu presque pas de tremblement, aucun effet pyrotechnique ou encore d’écriture magique qui s’afficha sur la paroi du rocher. Rien de folichon, en somme.
Juste de la poussière et cette porte maintenant béante qui invitaient les curieux à entrer dans la grotte.
« Bon... » déclara Élégante en époussetant sa mise.
« Allons chercher ce Flocon Noir là-dedans. Dites-moi... qui rentre en premier ? »
Encore une fois un silence.
L’espion laissa choir doucement son front sur les graviers. Il n’avait pas fini de poireauter à cet emplacement si le groupe qu’il filait hésitait ainsi à chaque intersection ou porte à franchir.
Alors que l’astre diurne brulait de sa présence l’azur du ciel, l’espion tendit l’oreille :
« On tire à nouveau au hasard ? » proposa Clairsemé.
« On va laisser Bovin reprendre sa respiration et choisir en dernier », offrit faussement Vif d’un air empathique.
« Je dis cinq ! », déclare L’escogriffe.
« Un moment... » réfléchit Bovin. Pourquoi Fureteur n’a pas joué tout à l’heure ?
Tous regardèrent autour d’eux.
« C’est vrai, ça... je l’avais encore oublié celui-là », pesta presque Élégante.
« C’est fou comme il se fait oublier. Il doit encore farfouiller quelque part. »
L’espion releva la tête.
Fureteur, se dit-il. Qui était-ce ?
Ils sont donc de nouveau six... un chiffre pair ! L’espion n’avait pas imaginé qu’il allait rebasculer dans les nombres pairs dans ce sens-là.
« Alors, je dis six », communiqua la cheffe.
Tous annoncèrent le chiffre six avant même que Bovin ne puisse ouvrir la bouche.
« Arrêtez de martyriser ce pauvre Bovin », déclara une voix venant de derrière l’espion.
«J’ai trouvé celui qui ira nous chercher le Flocon Noir dans la grotte à notre place ».
L’homme qui se cachait se retourna pour voir au-dessus de lui le dénommé Fureteur qui le braquait avec une pique.
« Allez, debout ! », ordonna Fureteur.
« Par les Connaissances Universelles », pesta l’espion.
« Cela n’aurait pas dû se passer ainsi ! »
« Et comment cela aurait dû se dérouler ? » demanda Fureteur alors que ses compagnons se rapprochaient, abandonnant momentanément l’étrange porte qui venait de s’ouvrir.
« Bah... » expliqua l’espion en se levant et en prenant une pause presque théâtrale. « J’avais prévu de me faire voir seulement quand vous alliez sortir de la grotte avec le Flocon Noir. Je serais donc apparu a contre-jour, sautant majestueusement de ma cachette, ma cape aux vents et les mains sur mes hanches en vous entendant dire... Par le Tout-Puissant, c’est Percelot ! »
†††
Avant de lire cette histoire, et d’être promptement interrompu, je marchais dans les rues de Savoriur.
Comme souvent quand je ne suis pas enterré sous un tas d’archives, j’aimais aller marcher.
Je marchais régulièrement pour aller d’un point à un autre. Je marchais pour être à l’heure à un rendez-vous ou je marchais juste pour marcher.
Ce qui était le cas, présentement.
Marcher est une véritable libération de l’esprit, surtout quand on est préoccupé. J’avoue, je n’étais pas trop soucieux mais j’avais besoin de faire de l’ordre dans mes pensées. Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas très... méthodique. C’est un peu étrange pour l’archiviste de métier que je suis, et pour la quête que je m’étais octroyée : comprendre l’Histoire, les histoires, les gens qui peuplent le monde de Milia ...
Je souriais. Autre chose me motivait aussi. Une véritable mais terrible aventure que j’avais vécu, il n’y a pas si longtemps, qui m’avait laissé avec des questions sans réponse. Mais je n’en parlerai pas aujourd’hui. Mon humeur baladeuse préférait flâner dans les rues de la Cité Universitaire sans trop remuer le passé. C’était bientôt les fêtes de fin d’année. Comme le souhaitait la tradition, la capitale s’habillait de beaux atours pour célébrer les Facettes. Cette légende populaire voulait que les habitants de la ville accrochent aux branches des quendas résineux de fausses écailles de dragon afin de formuler un vœu.
Quelle que soit la culture des résidents de Savoriur, tous interprétaient le jeu. Des banderoles décoraient le dessus des portes et passaient même de toit en toit. De bonnes odeurs de fruits d’hiver croustillants sur les braises envahissaient l’air du soir. Des quendas-lianes multicolores entouraient chaque fenêtre et chaque poterne.
L’agglomération lacustre aux dômes majestueux et aux canaux scintillants devenait l’espace d’un petit mois un véritable lieu de promenades et d’émerveillements.
J’aimais beaucoup cette fête. Ce qu’elle symbolisait. Cette légende racontait que des Facettes apparaissaient à l’un des habitants de la cité pour réaliser son souhait. Un mythe bon enfant que chacun aimait célébrer. Évidemment, je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui avait vu ou même aperçut ces légendaires Facettes. Mais cela ne m’empêchait pas d’y croire, au moins une fois dans l’année.
Le monde nous montrait occasionnellement de terribles vérités alors pourquoi ne pas croire aux légendes pendant un laps de temps.
Il faisait froid. Cela faisait longtemps qu’un véritable hiver ne s’était pas abattu sur notre région. Tous ici l’espéraient. À cause de la douceur, des maladies touchaient étrangement l’agriculture dans le centre-est des Territoires. Et que dire de ce qui s’était déroulé dans les Marches ? Le gibier d’hiver désertait les lieux, créant des disettes dans toute la province.
Mais depuis les rumeurs sur les étranges événements qui s’étaient passées aux abords des Montagnes Givrées (Aventures à découvrir dans « Frères de Savoriur. »), le climat avait l’air d’être revenu à la normale.
Je secouais la tête. Je me connais. J’allais partir dans tous les sens. Et me demander sous peu ce qu’était la normalité.
Je devais avouer que j’aimerai bien qu’il neige pour la fête des Facettes. Je chérissais l’ambiance que prodiguait la neige à la ville. Quand cela arrivait, je comparais Savoriur à un énorme gâteau saupoudré de sucre glace. Actuellement, il ne neigeait donc pas mais il faisait froid et la nuit était déjà tombée. Des bougies s’accumulaient aux fenêtres prodiguant aux foyers une sorte d’aura assez chaude. Les ruelles que j’empruntais étaient désertes et s’illuminaient grâce à des candélabres où brulait de la sève de quenda huileux.
Peu de personnes fréquentaient ainsi le chemin que je suivais. Un lieu idéal pour être tranquille sans pour autant trop s’éloigner du centre et des blocs universitaires.
Je m’arrêtais soudainement. J’avais failli marcher sur l’une des queues d’un miaouak qui passait par là. Maitrisant un petit bond en arrière, et tenant mon équilibre pour ne pas tomber dans le modeste canal qui bordait ma route, je regardai l’animal rouspéter. Ces félins miniatures, dont la domestication était devenue une mode à Savoriur, possédaient de sacrés caractères. La bête au pelage gris-argenté se posa sur son derrière, ses deux queues autour de ses quatre pattes antérieures. Elle avait un visage fin comparé à son ventre bien arrondi. L’animal était bien nourri, cela ne faisait pas de doute.
Le miaouak miaula.
— Que veux-tu ? lui demandais-je presque amusé.
Le félin se leva. Une étincelle m’aveugla soudainement. C’était un reflet de Tétrath, la lune grise qui brillait sur les eaux qui m’entouraient. Il n’y avait pas de trace de Xumérath, la lune rouge. Cette dernière se faisait relativement discrète à l’approche du solstice d’hiver.
Comme Xumérath, le miaouak avait disparu. J’allais reprendre mon chemin quand j’entendis un intense feulement. Il venait de là-bas, au détour d’une rue assez sombre. Le miaouak rencontrait sûrement une problématique qu’il devait régler à coup de crocs et de griffes.
Un autre cri, humain cette fois-ci...
Mais que se passait-il ?
Je n’étais pas téméraire et encore moins aventureux mais je pris la décision d’y aller.
Pourquoi ? Je n’en savais rien.
Brusquement... des pas résonnèrent. Ils arrivaient vers moi.
J’entendais un martèlement dur battre la mesure sur le pavé. Au détour d’un angle de rue, une silhouette apparaissait. Elle se précipitait dans ma direction. C’était un étudiant accoutré d’une robe universitaire. Il devait avoir seize ou dix-sept années au maximum. Ses cheveux étaient aussi lisses qu’une brise et autant obscurs que la nuit. Dès le premier abord, on sentait qu’il tenait une rigueur dans le port de ses vêtements. À ne pas en douter, le jeune homme était originaire d’Evenguir.
Il me croisa sans même me jeter un regard. Il avait des larmes suspendues aux yeux et des marques sur la joue.
Il ne fallait pas être un fin enquêteur pour comprendre que l’étudiant venait de se faire griffer par le miaouak. D’ailleurs, même son habit et son sac en portaient les stigmates.
Je n’avais pas le temps de l’interpeller. J’ignorais même s’il m’avait vu. En outre, si je n’avais pas fait un pas de côté, il m’aurait percuté de plein fouet et poussé dans le canal.
Quelque chose tomba de sa musette lorsqu’il me croisa. Je tentais de l’apostropher. De l’avertir qu’il venait de perdre quelque chose mais l’étudiant ne se retourna pas. Il sauta dans la première embarcation accrochée au quai et rama à grande vitesse.
En voilà un drôle d’événement.
J’avais ramassé ce qu’il avait égaré. C’était une pierre de forme sphérique qui tenait pile-poil dans la main.
Je la tournais et retournais dans ma paume. Elle était lisse, froide, à l’aspect métallique, opaque. On aurait dit une énorme perle d’Evenguir qui aurait troqué sa teinte blanchâtre pour laisser la place à l’obscurité. Cet objet ne m’était pas mystérieux. Beaucoup d’enfants à Savoriur en possédaient un depuis quelques jours. Ils nommaient ça un « flocon ». Ils achetaient cette chose à un marchand des Comptoirs du Nord. Où cet homme avait-il trouvé ces « flocons », le secret était encore aujourd’hui bien gardé. Certains pensaient qu’il se fournissait directement à la Cité de Cristal. Pour ma part, je n’en savais rien et je laissais les hypothèses se nouer et se dénouer aux tables des tavernes. Cela ne m’intéressait guère. Par contre, ce qui était captivant, c’était de comprendre l’engouement des gamins pour ce « flocon ». Ils adoraient le divertissement que cette pierre leur apportait. Il paraîtrait qu’en secouant le « flocon », la pierre changeait de couleur imitant une chute de neige. Cependant, d’après la légende que le marchand diffusait comme argument de vente, il fallait pour que cela marche garder en soi son âme d’enfant.
Je trouvais cette approche assez pertinente, commercialement parlante, et terrible de jouer ainsi sur la crédulité des gamins !
Je regardais le « flocon ». Sa teinte était aussi noire que la nuit.
Je ne savais pas comment ni pourquoi cette pierre réagissait aux mouvements. Ce petit mystère naturel interrogeait quelques Clercs des universités qui, d’après ce que j’avais entendu dire, travaillaient d’arrache-pied pour comprendre ce phénomène.
Sans hésiter, j’effectuai un geste sec du bras puis j’attendis quelques secondes avant d’ouvrir les doigts.
Alors soit c’était actée, j’étais bien un adulte, soit le « flocon » était cassé ou soit c’était tout simplement de l’escroquerie, car la pierre était toujours noire de chez noire.
Une pointe de déception au cœur, j’allais tenter de nouveau l’expérience quandle miaulement du miaouak se fait entendre encore une fois. Était-ce le même félin qui s’exprimait ? Je le pensais. En tout cas, son cri n’était plus agressif.
Étrangement, je décidais d’aller le voir.
Remisant le « flocon » dans une des poches de ma robe d’archiviste, je m’engageais dans l’une des ruelles de la cité lacustre.
Le ciel se couvrait, cachant momentanément la lune grise. Les nuages qui s’accumulaient étaient assez bas et les précieuses trouées qui se présentaient rendaient les étoiles encore plus perçantes.
Je tournais à droite, continuais tout droit, puis à gauche.
En cet endroit, la voirie était un peu moins éclairée, laissant des zones d’ombres inquiétantes s’allonger sur plusieurs mètres de distance. Dans un quartier tel que celui du Château d’Eau, j’aurai indubitablement fait demi-tour. Mais ici, logiquement, il aurait été presque improbable de tomber sur un malandrin.
Je débouchais sur un petit pont en pierres blanches décoré avec goût. Du bleu, du rouge, de l’argenté étaient les couleurs dominantes qui s’étendaient sous l’éclairages d’un seul candélabre. De l’ombre à la lumière, il n’y avait qu’un pas à faire quelquefois.
Je me demandais comment j’allais retrouver le miaouak, et surtout, saisir pourquoi je désirais le dénicher. Soudain, je le vis.
Il était au milieu du pont désert couché sur ce qui pouvait ressembler à un parchemin. Le miaouak miaula en me voyant apparaitre au détour de la rue puis me regarda comme si j’étais une bisquetête qui ne comprenait pas ce qu’il voulait. En fait, il avait un peu raison, l’animal. Je n’arrivais pas à assimiler ce qu’il souhaitait réellement.
Alors je pris la décision de m’approcher. Le miaouak aurait pu fuir, mais s’en abstint. Il attendit que je sois à deux ou trois pas de lui pour sauter sur la balustrade du pont et miauler de nouveau.
Le morceau de document qu’il retenait de son poids s’envola dans les courants d’air. Plus par réflexe que par volonté propre, je l’attrape à la volée.
Ce n’était pas une vulgaire portion d’une affiche déchirée ni un fragment des Papiers illustrés, ce journal qui était distribué par les étudiants tous les matins dans la capitale. Non, c’était une note éclairée de dessins qui racontait un bout d’histoire :
... Le soleil se levait à l’ouest doucement. Tout aurait pu être délicatesse, tendresse, beauté en ce matin. Mais la chaleur, écrasante, assoiffait déjà les téméraires...
J’aurais pu abandonner ce manuscrit ou même le plier et le fourguer dans ma poche en compagnie du «flocon » pour le consulter une fois que je serais rentré à mon domicile. Mais non...
Dès que j’avais jeté un œil dessus, je m’étais aussitôt placé sous l’unique candélabre pour le lire.
Je sentais l’attention du miaouak à mes côtés comme s’il attendait mon avis sur ce que je découvrais. J’aurais bien pu lui dire que je trouvais les personnages et l’histoire un peu trop caricaturale, pas encore aboutis. Il en allait de même pour les dessins qui émargeaient le texte. Mais je ne me prononçai pas. Pourquoi ? Bah, parce qu’il était rare de parler à un félin et que surtout malgré mes premières critiques, j’étais happé par le récit.
Cependant, ma découverte fut de courte durée. Et cela se résumait en deux raisons notables.
La première, j’arrivais vite sur la fin du récit ou plutôt de ce qui était raconté de cette histoire. La seconde, qui était aussi la cause la plus importante, se traduisait par la venue d’une jeune fille. Elle présentait un caractère chiffonné en m’apostrophant :
— C’est à nous !
Elle convoitait le parchemin que je tenais en main.
Nous ? Celle qui m’interpellait semblait seule.
Elle n’incluait pas le miaouak dans l’équation, tout de même ?
Je jetais un œil au félin qui se léchait sans pudeur l’une de ses six pattes.
La gamine qui me faisait face présentait un port droit malgré sa petite taille. Je lui conférais environ treize années tout en remarquant qu’elle s’habillait et se comportait déjà comme une femme en devenir. Ses cheveux auburn, coiffés en arrière, lui donnaient un air buté et contredisaient l’accent chantant qu’elle tentait de cacher dans sa diction. En fin observateur, je comprenais rapidement que cette fille avait vécu quelques péripéties avant d’arriver sur ce pont. Maintenant taiseuse, elle tendait un bras assez menu dans ma direction.
Je me refusais de réaliser le souhait qu’elle demandait. J’étais curieux. C’était l’un de mes nombreux défauts.
— Qu’est-ce ? interrogeais-je.
Elle ne répondit pas. Son silence attisa encore plus mon intérêt.
— On dirait un écrit relatant une aventure de Percelot, osais-je à sa place.
Percelot, ce héros imaginaire et intemporel, était très populaire sur une grande partie de notre continent.
La demoiselle répéta seulement :
— C’est à nous !
— Ce que Léonore veut dire, messire, c’est que ce parchemin est à nous parce qu’il nous a été... subtilisé.
Je poussais mon attention vers le miaouak. Ce n’était pas lui qui venait de prendre la parole, tout de même. Non, c’était un jeune garçon, accompagné d’une fillette qu’il tenait par la main, qui nous rejoignait sur le pont. Le voilà, ce nous. J’étais bien bête d’avoir songé à une telle chose improbable... un miaouak parlant !
Pour un endroit relativement désert et calme, je le trouvais soudainement un peu trop fréquenté surtout par des enfants qui ne devaient plus être dehors à cette heure de la soirée.
Le gamin était plus jeune d’un an ou deux que la dénommée Léonore, mais semblait avoir poussé d’un coup, ne laissant pas à ses vêtements le temps de s’adapter à la nouvelle stature de leur propriétaire. Il me regardait fixement, posant sur moi des yeux gris perle.
— Et tu es ? demandais-je comme si j’avais-je le droit de savoir.
Les enfants auraient pu très bien me laisser sans réponse. Alors, afin d’anticiper ce que j’appelai lorsque j’étais étudiant un « vent », je leur proposai une mine innocente. D’afficher une telle expression était pour moi relativement facile. On disait souvent que j’avais gardé une bouille de gamin. Il faut tout de même avouer que j’étais encore loin d’être dans la force de l’âge !
Les nouveaux venus adhèrent à mon sourire, car le garçon annonça :
— Lauris, se présenta-t-il. Et voici Élisa.
La plus petite du groupe affichait à peine une dizaine d’années. Avec sa robe épaisse de couleur verte, ses cheveux au carré rivalisant avec les feux des foyers et ses grandes chausses nouées aux chevilles, elle ressemblait à une véritable poupée. Élisa souriait à pleines dents.
— Moi, c’est Thibault, disais-je en réponse. Je suis archiviste...
A priori, les enfants n’en avaient cure de mon pedigree professionnel. Cette approche semblait trop adulte pour eux.
Aie...
— C’est notre papier, messire, annonça la petite Élisa d’une infime voix. Vous voulez bien nous le rendre, s’il vous plaît.
Rien qu’à l’entendre, mon cœur aurait pu fondre comme neige au soleil.
Mais je décidai de résister au charme en demandant :
— Comment puis-je être certain que ce papier est bien à vous ?
Au-delà de ma curiosité, je devais plaider coupable... j’adorais taquiner.
Bon, je savais, exercer cette pratique sur des enfants, c’était peu honorable... Mais je m’en remettrais surtout que souvent l’arroseur devient l’arrosé !
— Il est à nous ! gronda la plus âgée d’entre eux. Ne me forcez pas à vous le reprendre !
Je percevais presque de la hargne dans sa diction. Et la menace énoncée ne me semblait pas superflue.
Devrais-je de suite leur rendre ce parchemin ? La prudence et la gentillesse auraient dû guider ma décision. Mais pas envie... J’avais vraiment un côté insupportable, par moments.
— Léonore, calma Lauris en s’adressant directement à l’adolescente. Qu’est- ce que l’on a déjà dit ?
— Il ne va pas nous le rendre ! se défendait Léonore.
— Pourquoi ? interrogea la petite Élisa.
Je devais bien l’admettre, je me sentais un peu déstabilisé par la soudaine situation.
— Parce qu’il sait ce qu’il tient en main ! ronchonna Léonore toujours dans un accent presque chantant.
Cette fille était originaire de la Cité Maritime, je ne pouvais pas douter de ce point. En fait, je ne savais pas du tout ce que je tenais en main. Mais maintenant, je veux le savoir :
— Et qu’est-ce que j’ai en main ? demandais-je.
Les trois enfants me toisèrent en clignant des yeux. C’est Lauris qui prit la parole le premier :
— Léonore, Élisa et moi-même, nous nous amusons à inventer des histoires.
Ça, c’était une chose que j’adorais !
Je leur partageai mon opinion sur le sujet. Les deux plus petits souriaient.
— Enfin... coupa Élisa. Léonore les imagine. Lauris les dessine et moi... je les écoute.
Je regarde la plus âgée des trois.
— Elle est en train de me raconter que c’est toi qui as écrit ça ?
Je montre le parchemin, mais ne le tends pas. Quelque chose en moi me dit que cette Léonore pouvait me le chaparder en deux ou trois mouvements. Mais je percevais qu’elle ne possédait pas la moindre once de méchanceté. Et puis, j’aimais bien le bras de fer qui s’installait entre nous. Je le confesse, je suis insupportable !
— Heu... hésita Lauris avant de répondre à la place. Elle se base sur des... notes... que nous dénichions ici ou là...
— Ici ou là... ? réitérais-je comme si cette information était cruciale. Ça, c’est l’une de ces notes ?
Je pense que c’était le cas même si celle-ci avait été déjà bien modifiée. Le nom des personnages par exemple...
— De quoi il se mêle ? C’est à nous ! répéta Léonore comme un leitmotiv.
Elle me fait rire à tendre ainsi la main. Mais même si je pouvais me considérer comme gentiment insupportable, je devais faire attention à ce que ma taquinerie ne soit pas perçue comme cruelle.
— C’est la faute d’Alakor, déclara soudainement Élisa, des larmes montant à ses yeux.
Cette gamine me fait vraiment craquer !
Elle reprenait :
— Il nous embête tout le temps. Il n’aime pas Léonore et déteste Lauris. Il ne fait que de nous importuner ! Lauris dit qu’il a été trop conditionné pour redevenir gentil. Moi, j’ne sais pas quoi penser.
— C’est un voleur! grogna Léonore.
— Volés ? interrogeais-je ne comprenant pas non plus pourquoi la petite avait employé le mot conditionné.
— Oui, reprit Élisa en reniflant. Volés !
Là, je sentais une injustice. Je détestais les injustices surtout quand elles frappaient les enfants !
— Nous étions tous les trois ensemble, expliqua Lauris. Nous revenions de la Place aux Fleurs où s’était installé le marché des Facettes.
— J’adore manger du gâteau aux épices, coupa innocemment Élisa.
Moi aussi, j’appréciais ce dessert typique de cette période de l’année. Même si cette pâtisserie, contrairement à son nom, ne comportait aucune épice en soi, mais du miel aux plantes aromatiques.
Je faisais part à la petite Élisa de mon envie soudaine de gâteau.
— Ne bavez pas trop, grognait Léonore.
Dans son intonation ronchonne, je percevais une lueur de chamaillerie.
— Je portais dans mon sac ce parchemin, continuait Lauris.
— Et mon « flocon » que tu m’avais si gentiment acheté, soupira Élisa, une considérable tristesse se peignant sur son visage.
Lauris hocha la tête en reprenant :
— Mais nous avons eu le malheur de rencontrer Alakor. Il profita d’un moment où Léonore et Élisa étaient occupées dans une échoppe pour m’empoigner en aparté et me voler ma besace. Je... je n’ai rien pu faire.
— Il est grand et fort, compléta Élisa.
— Le lâche ! jura Léonore, en colère. Je décris alors l’étudiant que j’avais croisé un peu plus tôt.
— C’est bien lui ! s’exclama Élisa.
— Une teigne ! gronda Léonore.
— Cela fait plus deux bonnes heures que nous le cherchons, expliqua Lauris.
La nuit tombante, nous allions abandonner quand... quand vous voilà.
Bon, pas de doute ! C’était bien cet Alakor que j’avais croisé un peu plus tôt. Le « flocon » que j’avais ramassé était donc la propriété de la petite Élisa.
Le sentant au fond de ma poche, j’aurais pu de suite circonscrire la peine de la gamine.
Mais je ne le fis pas.
Non, je ne suis pas cruel, au moins pas intentionnellement, mais je percevais que quelque chose me perturbait. Que je devais aller au bout des choses !
— Dites les gosses... pourquoi cet Alakor aurait-il abandonné ce parchemin
ici ?
Lauris pointa le miaouak du doigt. Le félin était concentré à sa tache hygiénique. Pour ce faire, il prenait des pauses presque indécentes tout en jouant l’équilibriste sur la balustrade du pont.
— Facettes l’a sûrement trouvé avant nous.
Facettes ?
Je crois que c’est la première fois que j’entendais quelqu’un baptiser un miaouak.
L’originalité des enfants m’étonnera toujours.
Facettes... en voilà un nom d’actualité !
— Attendez... vous me dites que le miaouak aurait attaqué votre voleur ?
Je me souvenais pourtant bien de l’état de la joue de l’étudiant et des griffures sur sa robe et son sac, mais ma stupéfaction était réelle.
— C’est pas étonnant, répondit Élisa. Il a un sacré caractère, notre Facettes.
Le miaouak ne bougea pas à l’énoncé de sa dénomination même si je devinais ses oreilles s’orienter vers nous. L’animal nous écoutait tout en présentant un faux dédain.
— Mais quand il faut nous soutenir, termina la petite fille, on peut toujours compter sur lui !
— Attends... disais-je d’un ton gentil à Élisa. Je croyais que c’était Léonore, la spécialiste des histoires.
— Je raconte que des histoires inventées coupa sèchement Léonore.
— Un miaouak ne peut pas consciemment vous aider, disais-je presque trop abruptement.
J’enviais presque l’imagination que pouvait détenir ces enfants.
— Facettes, si.
J’avais envie de leur dire que nous n’étions pas dans un conte de fin d’année. Mais l’adulte que je m’efforçais d’être ne pouvait pas se montrer monstrueux. Et puis, j’aimais les histoires !
— De toute façon, appuya Élisa. La preuve est là.
— Oui, enchérit Lauris. C’est bien mon miaouak qui a retrouvé notre manuscrit.
Que dire à cela ?
Je soupirais, annonçant par ce biais aux gamins que je renonçais à me battre sur le sujet.
En vérité, j’aimerais croire à ce qu’ils disaient et j’en étais persuadé, les enfants le ressentaient aussi. Même Léonore !
À bien y réfléchir, je pensais que Léonore s’amusait aussi de cette situation. En fait, tous les trois trouvaient leur compte même si leurs attentes étaient bien réelles.
— Je vous le dis... il ne va pas nous le rendre ! Renifla de nouveau Léonore.
Lauris et la petite Élisa me regardaient.
— Encore une chose... si c’est une « note », où l’avez-vous saisi ?
Je le savais... j’abusais de leur patience.
— On vous en pose des questions, se défendit Léonore
Le caractère de cette gamine m’épatait.
— Écoutez, reprenait-elle. Il se fait tard. Nous devons rentrer. Et si vous ne nous rendez pas ce manuscrit, vous allez avoir des soucis avec le père de Lauris.
Ah ! Là, on franchissait un autre niveau ! Je pensais avoir dépassé un peu les bornes.
— Oui... ajouta la petite Élisa en dressant le menton. Le papa de Lauris est un cousin de la reine ! Alors, si vous ne voulez pas de problème...
Léonore tendait encore le bras. Son geste était loin d’être irrésolu.
Je clignais des yeux. Je n’aurais pas dû l’ignorer cette fois-ci, mais les paroles d’Élisa avaient de nouveau attiré ma curiosité.
Je demandais donc à Lauris :
— Ton père ? C’est un cousin de la reine ?
— Heu... hésita le gamin en se tournant vers ses camarades. Arrêtez de dire ça. C’n’est pas vraiment mon père.
— Ta mère et lui sont bien ensemble, non ? Invita Léonore. Depuis plus d’un an...
— Oui, acquiesça Lauris, un peu gêné. Mais ça ne fait pas de lui mon père...
— Ton beau-père alors... c’est presque pareil.
— Pourquoi appelle-t-on cela beau-père ? Demanda Élisa. Il n’est pas plus beau qu’un père pourtant.
Lauris et Léonore se regardèrent et se rendant compte qu’ils ne savaient que répondre, ils éclatèrent de rire. Cela faisait du bien. J’étais toujours impressionné par ce pouvoir qu’avait le rire. Je sentais une véritable connivence entre ces trois loustics et il aurait été intéressant de savoir comment ils s’étaient rencontrés (Il faut lire Facettes et Luminen pour entrer dans cette confidence).
Soudain, un éclair dériva mes pensées. Ce texte que je tenais en main, cette note empruntée qui allait raconter une histoire de Percelot et le fait d’apprendre que l’auteur était le cousin de la reine me guidèrent de suite à une conclusion qui me fit cligner des yeux :
Je me penchais vers Lauris.
— Ton... l’homme qui partage ta vie avec ta mère... C’est l’auteur des Aventures de Percelot, le Grand Clerc Aësmi ?
Léonore répondit à la place du jeune garçon.
— Exact.
J’adorais le travail d’écriture que cet Aësmi faisait sur les Aventures de Percelot. Alors, certes, ce n’était pas un poète aux écrits tel que Trumel, mais à chacun son propre terrain de rédaction et le Grand Clerc Aësmi était pour moi un auteur qui avait donné une nouvelle vie à cette saga héroïque. J’avais lu et relu plusieurs fois ces différents ouvrages, pourtant tous très dissemblable les uns des autres. Préférais- je un roman plus que les autres ? Je ne le pensais pas. Mais de songer que je tenais en main des notes d’une potentielle histoire de Percelot éveillait ma joie. Et de penser que je pourrai imaginer rencontrer l’auteur même de Percelot par l’entremise de son fils adoptif, me brouillait les sens.
Je regardais le parchemin, les écrits du Grand Clerc, les annotations ajoutées en marges sûrement par Léonore et les dessins de Lauris qui illustraient quelques passages, sans vraiment y croire.
— Voilà, déclara Léonore dont les épaules s’affaissaient. Je vous l’avais dit. Il va le garder. Il sait ce qu’il tient en main maintenant !
Je fixai la plus âgée des trois enfants. Je découvrais dans ses yeux une maturité qui ne devait pas être là. Quelque chose en elle avait effacé une partie de sa candeur.
— Vous allez-nous le rendre, hein... messire, supplia presque la voix d’Élisa.
Mon cœur se serra.
Bien sûr que j’allais leur rendre. Je n’étais pas ignoble. Enfin, c’était peut-être discutable vu la façon dont j’abreuve ma curiosité.
— Il ne va pas le rendre ! ronchonna Léonore. Il ne va pas le vendre ! Il est comme tous les adultes... Tous ces vieux corrompus par l’argent.
— là, tu m’insultes ! lui répondis-je directement.
J’aurais bien souhaité me défendre un peu plus... dire que ce que Léonore déclarait n’avait pas de crédit... enfin pour moi qui ne me sentais qu’adulte partiellement.
Étrangement pris à défaut alors que je n’avais rien à me reprocher, j’annonçai :
— Je ne suis pas si vieux que cela...
Ce que je voulais démontrer maladroitement, c’était que vu mon âge encore jeune, je ne pouvais tomber dans la case descriptive que les gamins me proposaient.
Mais au lieu de cela, je remarquais que sous leurs regards, tous les adultes étaient... vieux !
Je repensais au « flocon » d’Élisa qui se tenait dans ma poche. Cette maudite pierre qui n’avait pas désiré me montrer sa nuée de neige quand je l’avais secoué au préalable.
Par les Connaissances universelles ! J’étais réellement un adulte ! J’étais indubitablement un adulte !
Je songeais à cela comme si c’était une mauvaise chose. À regarder ces enfants, cela en est presque une... pas de doute !
Je sentais la considération désespérée d’Élisa se poser sur moi. Je percevais les yeux affûtés de Léonore qui voulaient me sauter dessus. Je remarquais même l’intensité de celui de Lauris. Il ressemblait à un chasseur des Marches attendant que sa proie s’empêtre dans un collet. Et que dire du miaouak qui ronflait doucement derrière moi ? Allait-il se jeter sur mon dos sous l’ordre soudain du gamin ?
Pourtant, envisageais-je encore de me justifier. J’étais loin d’avoir des intentions méchantes. J’étais juste... curieux. Et la curiosité n’était-elle pas l’apanage d’un cœur éternellement jeune qui ne demandait qu’à être émerveillé ?
— Je vous le rends à une condition, annonçais-je d’un coup.
Me voilà en train de parler comme dans une cour d’école.
J’aurais pu d’ailleurs poser les modalités suivantes :
De croiser l’auteur de cette note, le Grand Clerc Aësmi ou également d’avoir la primeur de son histoire.
Moi qui aimais rencontrer des gens, cela aurait été une véritable aubaine !
Mais je n’allais rien demander de tout cela.
— Je souhaite connaître le l’histoire que vous vouliez inventer.
Les enfants se regardèrent, surpris. Je les sentais hésitants entre le fait de se taire et de partager avec fraîcheur la joie qu’ils avaient de forger un récit.
Je les encourageais. Ma demande était innocente. Ce n’était plus la curiosité qui s’exprimait par le biais de ma parole, mais juste l’envie de pouvoir jouer avec leur imagination.
— Que se passe-t-il après que Percelot se soit fait prisonnier ? Qu’avez-vous décidé ? Il subit ? Il réagit ?
Les yeux d’Élisa s’éclairèrent.
— C’est Percelot ! Dit-elle comme une évidence.
— Il réagit, rebondit Lauris.
— Oh suspens, m’exclamais-je en me tournant vers Léonore.
Elle se méfiait, puis :
— C’est la castagne, dit-elle.
Je crispe mes poings, prêt aussi à me batte fictivement.
— Percelot a le dessus, mais pas de bol... dit-elle.
—... un événement l’empêche de prendre totalement l’avantage, expliqua Lauris.
— Aie ! Le voilà obligé de pénétrer dans la grotte pour aller chercher le Flocon noir, continua Lauris.
— Qu’est-ce le Flocon noir ? demandais-je, adorant le jeu qui se déroulait entre nous de façon presque naturelle. C’est comme ces pierres qui imitent la neige ?
— Oui... affirma Élisa les yeux pétillants. Mais en plus gros... Plus spécial !
— Le Flocon noir contient l’esprit de toutes les fêtes de Milia, chuchota presque Lauris : Les Facettes de Savoriur, Maïdel d’Alpur et des Confédérations, La Cispéri d’Evenguir, Al Deï de l’Oasis assagie, Luminen de la Cité Maritime, même le Lamid d’Alousir...
— Si le Flocon noir tombe en de mauvaises mains, les célébrations de fin d’année n’auront plus lieu ! manifesta Élisa, presque triste.
— Encore aie !
— Mais Percelot va tout tenter pour le sauver, déclara Léonore. Il va devoir s’affranchir de multiples épreuves.
— Celle de la boule et des pièges dans la grotte, énonça la petite Élisa. J’imaginais !
— La course poursuite en chariot dans le canyon des Plaines Rocheuses, reprit Lauris.
J’imaginais encore !
— Le pont suspendu, ajoute Leonore.
Alors là, c’était l’apothéose.
— Ah oui, s’exclamèrent les deux autres enfants... le pont suspendu !
— Et le moment où il doit s’échapper du mausolée des géants rempli de reptiles !
Les gosses frissonnèrent... moi aussi, et non pas à cause du froid.
— Et à la fin... L’esprit des fêtes a-t-il été sauvé ?
Ma parole était rapide. Ce n’était plus l’adulte, qui croyait encore posséder une âme d’enfant, qui parlait. Mais directement l’enfant qui sommeillait en moi. Et cela, les gamins qui me regardaient l’avaient bien perçu.
— Le Flocon noir éclate-t-il en nuée de neige ? terminais-je. Percelot réussit-il ?
Les gamins restèrent silencieux. Si je voulais savoir...
Arroseur arrosé, avais-je dit ?
Les malins !
Sans un autre mot, je leur tendis le manuscrit. À ma grande surprise, je m’étais attendu que Léonore me l’arrache des mains. Mais elle ne bougea pas.
Lauris s’en chargea, sans geste brusque. Il l’enroula et me remercia d’un signe de tête.
En chœur, ils annoncèrent :
— C’est Percelot ! Il ne peut que s’en sortir ! Cela allait sans dire...
Sans un autre mot, heureux de m’avoir vu m’empêtrer dans mon propre piège, les gamins allaient tourner les talons quand je leur demandai d’attendre quelques secondes supplémentaires.
— Quoi, encore ? gronda Leonore.
— Je... je voudrais vous remercier pour ce partage...
— Un peu forcée, non ? grimaça-t-elle avant de lâcher un sourire.
En voilà une première !
— Je ne rêve pas ? Tu souris ?
Léonore me tira la langue. Elle qui se présentait comme la plus grande du groupe, se comportait présentement comme une enfant. Je constatais que ce moment que nous venions de vivre tous ensemble agissait sur nous comme un véritable bain de jouvence.
— J’avoue, disais-je en une sorte de mea culpa.
— Mais n’est-ce pas l’adage des histoires d’être partagées ? Annonce Lauris si justement.
Je ne pouvais qu’acquiescer à cette citation presque trop mature. Je lui répondis :
— Votre... enfin... le Grand Clerc ne vous dira rien s’il apprend que vous lui empruntez certaines de ces notes d’écriture ?
— Je crois qu’il le fait exprès de nous les laisser sous le nez, avoua Lauris.
— C’est un vrai gamin, déclara Élisa avec sérieux.
D’après ce que j’avais entendu sur les manières de professer de ce Grand Clerc, la méthode énoncée ne me surprenait guère.
— Oui, de nous tous, compléta Lauris, c’est lui le plus gamin...
La phrase me rappela une chose que j’avais en ma possession.
— Heu... Élisa, je pense que ça aussi, c’est à toi.
Je fouillais dans les poches de ma robe pour en sortir le « flocon » volé par Alakor. Les yeux de la gosse aux traits de poupée brillèrent. Elle revint vers moi, prit doucement la pierre dans ses petites mains pour la regarder fixement.
— Par contre, disais-je. Je crois qu’elle est cassée...
Elle n’attendit pas la fin de ma phrase pour secouer le « flocon ». De l’obscurité jaillit soudainement une explosion d’étoiles laiteuses, une éclosion de fleurs aussi blanches que ce symbole que porte la pureté. Il neigeait dans la pierre ! C’était beau !
— Merci, dit-elle en me la rendant.
Je fronçais les sourcils.
— Je vous le donne. Il marche très bien.
Je me trouvais interdit devant tant d’innocence.
Elle me posa la pierre sphérique à nouveau ténébreuse dans mes paumes.
— Merci, dis-je de nouveau en les regardant presque avec tristesse de les voir partir, tous les trois.
Comme beaucoup de personnes que je croisais pour ma récolte de récits à archiver, j’ignorais si j’allais les recroiser un jour. Mais une chose était certaine... l’avenir des histoires de Percelot était de bonnes mains.
Il était temps pour moi de repartir dans ma demeure pourtant je restais encore un peu là, le « flocon » en main.
Je n’osais le secouer. De quoi aurais-je peur ? Que de nouveau, il ne fonctionne de pas avec moi ? Quelle importance !
Mais en fait... si cela l’était important, voire essentiel. Ces enfants avaient réveillé en moi une sorte d’engouement pour l’émerveillement. Et je ne voulais en aucun cas quitter cette sensation.
J’entendis des personnes chanter. Ils se trouvaient sur une barque qui passait doucement sous le pont où j’étais posté. Je remarquais alors que le miaouak était toujours là, sur la rambarde. Je l’avais presque oublié. Il me fixa puis dirigea sa grosse truffe en direction de mes mains.
Il posa son regard sur le « flocon ».
— Allez, disais-je à haute voix pour m’encourager.
Je secouai le caillou.
Il resta noir, présentant une obscurité sans fond, voire des ténèbres presque abyssales.
Mon cœur se pinça.
Au loin, la voix de Lauris appelait son miaouak.
Le félin sauta de la balustrade pour atterrir silencieusement sur les pavés du pont. Il passa à côté de moi, enroulant ses deux queues autour d’une de mes jambes. Il partit rejoindre les enfants d’un pas nonchalant avant juste de se retourner un instant. Dans ses yeux, je perçus un étrange reflet, comme cette luminescence de tout à l’heure, ce miroitement de facettes lumineuses.
Était-ce mon imagination débridée par le récit des gamins qui me jouaient des tours ?
Je ne me posai même plus la question.
Je regardais le « flocon », je le secouai, encore, doucement puis vivement. J’ouvris de nouveau les doigts.
Noir... puis quelque chose tomba. Pas à l’intérieur de la pierre en forme de boule. À l’extérieur... sur le « flocon ». Puis une autre et encore une autre. C’était blanc, cristallin, froid, mais beau. Je levai les yeux.
Il ne neigeait pas dans la pierre, mais sur Savoriur !
Une magnifique neige qui tapissait les cieux avant d’argenter la ville et de m’habiller d’un manteau immaculé.
J’entendais le rire surpris des enfants au loin.
Je rigolai. Les passagers de la barque me souhaitèrent la chance des Facettes.
Je leur souhaitai en retour, je vous souhaite à tous, de bonnes fêtes...
Pour plus d’informations sur cette saga, n’hésitez pas à lire ou relire Frères de Savoriur où débute cette histoire et je vous dis à très vite.