Il est dit.
Rien de mieux que d’écouter le vent et les histoires qu’il transporte pour en tirer l’essentiel.
L’une d’elles est venue à moi alors que je flânais entre les canaux qui dessinaient les principales voiries de Savoriur. C’était un beau jour de printemps. Le soleil effleurait les coupoles de la ville lacustre, répondant à l’éclat bleuté de l’eau par un étincellement presque éblouissant. M’asseyant sur les bords rehaussés d’un pont en arcade, je laissais l’air frais descendant des lointaines Montagnes Givrées saisir entièrement mon corps. Cette sensation me donna un frisson. Au-dessus de mes pieds ballants, une barge passa. Elle transportait des habitants de la ville qui allaient vaquer à leurs occupations, dont deux étudiants qui semblaient en retard pour leurs cours matinaux.
La présence du calme, du clapotis de l’eau, du chuchotement des Hommes contrastaient avec l’activité du centre-ville ou de la circulation infernale du grand canal périphérique.
Je souriais à cette quiétude bienvenue en regardant un miaouak longer les berges. Les deux queues du petit félin se figèrent un moment en remarquant une danse qu’effectuaient deux poissons. L’animal les regarda un instant, se demandant peut- être comment il allait faire pour les pêcher quand il renonça brusquement, s’intéressant alors à l’envolée d’un oiseau chanteur clamant l’apparition de l’astre diurne.
Mon attention quitta le miaouak tandis qu’un individu s’installait à côté de moi. C’était mon rendez-vous.
Je ne bougeais pas. Je ne le regardais pas. Cette personne m’avait demandé d’être discret et de garder l’anonymat.
Je l’avais approchée pour qu’elle puisse me raconter ce qu’elle savait sur le monde de Milia Facia en son ensemble, mais surtout sur la saga dont elle sera la scène. De cet entretien, je souhaite apprendre une histoire un peu différente de celle qui est professée sur les bancs des facultés.
La personne se penche en avant et sans introduction, elle raconte d’une voix posée :
« Il est dit que Milia Facia est un monde fabuleux composé de deux ensembles de terres courbés s’enroulant l’un sur l’autre. Il se chuchote, ici et là, que certains cartographes décriraient la forme du continent Milia comme un dragon atterrissant, toutes ailes déployées. D’ailleurs, il est assez marrant d’entendre une telle chose de leurs bouches, car ce sont ces mêmes individus qui remettent régulièrement en cause l’existence du second continent nommé Facia. Il faut avouer que personne, à priori, n’ait foulé ses rivages.
Mais laissons pour l’instant l’inconnu à l’inconnu et basons-nous sur les peuples vivant sur Milia. Ces derniers se condensent tous sur l’extrême Est du continent, là où s’étendent d’énormes territoires à la géologie et à la climatologie si variée. Aux cultures diverses et riches, la population de Milia prospère et se développe en constituant des nations aux politiques bigarrées où la confrontation des idées génère soit des conflits soit un apprentissage du vivre ensemble.
Mais ce quotidien parsemé de guerres et de paix, de légendes et de récits, d’échanges et d’invasions ne sont que les décors d’une trame à la finalité malheureuse, pour ne pas dire : tragique. Car, savez-vous, quelque chose veille. »
Quelque chose veille, reprenais-je pour moi même alors que mon interlocuteur faisait une pause dans sa diction. Quelle chose ?
Je sentais une gravité lester ses paroles alors qu’il reprenait :
« Oui, une chose veille !
Une entité inconnue de tous, à la volonté destructrice, annihilatrice, menace. Que veut-elle ? Quel est son objectif ? Que représente Milia Facia à ses yeux ? Je ne peux encore vous le dire avec exactitude à ce moment même. Mais sachez que cette réponse couve au plus profond de la mémoire du passé de Milia Facia et peu en ont conscience et encore moins agissent, laissant la fatalité précipiter ce monde vers sa fin. »
Ce que cet inconnu vient de me dire me glace. Comment peut-on laisser une telle fatalité se dérouler ? Alors certes, il y a des écoles de pensée qui parlent d’acceptation, de résilience, mais encore faut-il qu’un futur soit existant pour pouvoir tourner la page. Ici, d’après ce dont je comprends des mots annoncés par cette personne, il n’y aura plus de futur !
Me voilà bien eu. Moi qui souhaitais partager avec vous la beauté et la sauvagerie du monde de Milia Facia, j’apprends que, dès mon premier rendez-vous, ce monde était destiné à être perdu !
Quel désarroi !
Autant arrêter là !
Mais je ne suis pas une personne qui baisse les bras à la moindre difficulté, même si d’apprendre que la fin du monde guette Milla Facia n’est pas évident à contrecarrer. N’y a-t-il pas quelque part une solution ? demandais-je à mon interlocuteur. Un espoir de changer les choses ?
Avec soulagement, il m’annonce que l’espoir a lieu d’être en disant :
« Il est vrai qu’il est rapporté qu’un individu a le dessein de changer l’avenir qui se veut écrit.
Il tente, à sa façon, de lutter contre ce destin. De par ses actes, il modifie l’Histoire, retarde l’inévitable. Va-t-il réussir ? Ne me posez pas une telle question. Nulle prophétie, nulle conjecture ne peut encore nous révéler si cette personne réussira. Ce qui est cependant certain, c’est qu’il trouvera sur son chemin bien des embuches et des adversaires qui l’obligeront à se cacher, à fomenter, à agir discrètement, au point de devoir manipuler les gens qu’il rencontra et modifier le Temps lui-même.
Mais aux grands maux, les grands remèdes ! Cette personne est prête à mourir pour cette cause, et plusieurs fois même s’il le faut.
Ne faut-il pas cela pour sauver Milia Facia et ses habitants de la destruction ? »
Ces mots me remplissent le cœur. Regardant le soleil partager sa lumière sur Savoriur, je me dis qu’il y a de l’espoir. Que la résilience n’a pas lieu d’être pour l’instant, car le futur n’est pas écrit. Que Milia Facia a encore de beaux jours devant lui.
L’individu à mes côtés se leva sans aucun autre mot. Je ne pouvais m’empêcher de tourner un peu la tête. Je n’apercevais au début que le bout de sa cape au lourd tissu vert battant dans la douce brise alors qu’un éclat lumineux attira mon regard sur une fibule en forme de libellule qui accrochait ses vêtements entre eux.
Est-ce vous ? demandais-je. Est-ce vous cette personne qui allait lutter contre ce futur annoncé ?
Un sourire remonta dans la barbe poivre et sel de l’inconnu. Cela fut ma seule réponse.
Je restais là, ensuite, sur ce pont. Mes pensées voguant, légères, malgré la gravité de ce que je venais d’apprendre. Oui, elles flottaient mes réflexions, car j’avais aussi l’espoir que j’allais encore longtemps pouvoir voyager en Milia Facia.
Pour plus d’informations sur cette saga, n’hésitez pas à lire ou relire Frères de Savoriur où débute cette histoire et je vous dis à très vite.